Par Nancy Neamtan
Publié originalement dans le bulletin exclusif aux membres de l’IRIS, Fractures, numéro 1 volume 3.
Depuis quelques années, les expressions « économie collaborative » et « économie de partage » ont gagné en popularité. Les espoirs sont grands. En effet, au moment où on révèle que, pour la première fois, le 1 % le plus riche de la planète possède plus que les autres 99 %, comment ne pas être séduit par le concept d’une économie de partage ? Et à une époque où les guerres et conflits dominent les manchettes, comment ne pas rêver d’une économie collaborative ?
Pour certain-e-s, la montée de ces nouvelles pratiques de « partage » annonce la consécration des technologies numériques comme clé de voûte d’un meilleur partage de la richesse et d’une plus grande collaboration en faveur du bien commun.
Malheureusement, les choses ne sont pas aussi simples.
Tout d’abord, il est faux de croire que l’économie de partage ou de collaboration est née du numérique. Ces valeurs sont imbriquées historiquement dans de multiples initiatives économiques, des coopératives de production agricole jusqu’aux mutuelles présentes partout dans le monde depuis bien avant l’avènement d’Internet.
Les nouvelles technologies, en facilitant les échanges, ont ouvert la voie à l’accélération de la cadence. Toutefois, leur nouveauté est également garante de vides juridiques, invitant des dérives qui trahissent le sens même du partage et de la collaboration. Ainsi, l’enthousiasme s’estompe rapidement quand on examine plus attentivement les conséquences réelles de certaines entreprises de l’économie de partage.
Heureusement, de nombreuses nouvelles pratiques, ancrées dans des démarches réellement collectives, démontrent le potentiel d’une véritable économie de partage ou collaborative à l’âge du numérique. Il est donc important de distinguer les enjeux actuels, soulevés par Uber et Airbnb, de la contribution qui pourrait être véritablement apportée à une économie sociale et solidaire.
Le « partage » selon Uber et Airbnb
Selon Wikipédia, l’économie de partage est un sous-ensemble de l’économie collaborative (1). Dans une étude commandée par la Commission européenne, on indique que « l’économie du partage permet aux individus et aux groupes de percevoir une rémunération à partir d’actifs sous-utilisés. Ainsi les actifs physiques sont partagés comme des services » (2). Dans les exemples les plus connus que sont Uber et Airbnb, les « actifs sous-utilisés […] partagés comme des services » sont respectivement les voitures et les logements.
Dans les faits, il faut chercher fort pour trouver le vrai partage dans ces entreprises. Malgré leur image d’avant-garde, elles s’inscrivent dans la continuité de la logique de base de l’économie privée néolibérale. Comme bien des grandes entreprises, elles externalisent des étapes de production et de distribution pour minimiser les coûts. Ainsi, les coûts du travail et les investissements dans les infrastructures ne sont pas à la charge de l’entreprise : les clients paient directement pour le travail de ceux et celles qui « partagent » leur auto ou leur appartement, et ces derniers et dernières assument les frais liés à l’entretien du bien « partagé ».
Comme dans toute entreprise privée classique, les surplus sont distribués aux actionnaires et non pas à ceux et celles qui produisent ou encore utilisent le service, comme c’est le cas dans les entreprises d’économie sociale. Les impôts, que les entreprises telles qu’Uber et Airbnb devraient normalement verser, disparaissent dans un flou créé par le retard dans les ajustements réglementaires pour cette nouvelle forme d’entreprise et par les difficultés à les encadrer à l’échelle nationale et internationale.
Uber, présent dans plus de 60 pays, fonctionne sur une logique économique implacable : accumulation du capital et augmentation de la valeur financière de l’entreprise, notamment par l’évasion fiscale. Naviguant dans un vide juridique, cette entreprise ne partage pas la richesse qu’elle accumule à travers le mécanisme collectif de l’impôt.
De plus, rappelons qu’Uber fait fi des lois du travail au nom d’un nouveau modèle organisationnel soi-disant fluide et horizontal. Les chauffeurs qui travaillent pour l’entreprise partagent leur voiture, mais la compagnie elle-même ne « partage » que sa plateforme, pour laquelle elle est rémunérée à fort prix.
Le cas d’Airbnb est similaire. Bien sûr, le système permet à des individus d’empocher de petits montants en sous-louant leur appartement ou en louant des chambres dans leur maison privée. Ces sommes sont toutefois minuscules comparativement à celles que génère l’entreprise : elle vaut environ 25 milliards de dollars, ce qui la place entre les groupes hôteliers Hilton et Marriott (3). Ainsi, des particuliers « partagent » les biens utilisés, mais les profits se retrouvent toujours entre les mains des mêmes personnes.
L’économie collaborative selon Ouishare
Uber et Airbnb ne sont pas les seules à se réclamer de l’économie collaborative ou de partage : il ne faudrait pas les laisser définir seuls ces notions. Le collectif international Ouishare met en réseau à travers un média collaboratif des acteurs de l’économie collaborative de divers pays. La définition qu’il propose est plus large que la seule économie de partage telle qu’étudiée pour le compte de la Communauté européenne : l’économie collaborative regroupe l’ensemble des pratiques et modèles économiques basés sur les structures horizontales et les communautés, qui transforment la façon dont on vit, crée, travaille.
Ouishare se présente comme « une communauté, un accélérateur d’idées et de projets dédié à l’émergence de la société collaborative : une société basée sur des principes d’ouverture, de collaboration, de confiance et de partage de la valeur ». Pour le collectif, les modèles de l’économie collaborative incluent les logiciels libres, la culture du piratage (hacking), le financement participatif (crowdfunding), les budgets participatifs, les coopératives et les initiatives gouvernementales ouvertes. Bref, une réalité très loin des dynamiques d’Uber et d’Airbnb.
Quel est le dénominateur commun des définitions d’« économie de partage » de la section précédente et d’« économie collaborative » de Ouishare? Il y en a deux : la mutualisation des services et la primauté de l’usage du bien plutôt que sa possession. Ce sont les finalités qui sont diamétralement opposées.
En contraste avec Uber, Airbnb et leur soi-disant économie de « partage », de nombreuses initiatives collectives ou citoyennes proposent et pratiquent le partage des actifs physiques et virtuels dans une toute autre logique, celle qui s’apparente à la logique de l’économie sociale.
Rappelons que l’économie sociale se définit par des caractéristiques similaires à celles identifiées par Ouishare, comme la propriété collective, le rendement à la collectivité plutôt qu’aux actionnaires et la gestion démocratique. Ainsi, l’utilisation de logiciels libres, de monnaies locales ou d’espaces de travail partagé (coworking) s’imbrique dans un mouvement, en pleine expansion tant au Québec qu’ailleurs dans le monde, en faveur d’un modèle économique plus solidaire et durable.
Quel avenir pour l’économie collaborative ?
La stratégie de marque (branding) qui consiste à mettre de l’avant le « partage » et la « collaboration » sert bien certains intérêts privés, mais il ne faut pas se laisser leurrer. Peu importe le secteur d’activité, l’organisation numérique ou analogue de la production du bien ou du service, les éléments à surveiller demeurent la responsabilité sociale ainsi que les types de propriété et de gestion (démocratiques ou autres). Bref, c’est le rôle des travailleurs et travailleuses ou des consommateurs et consommatrices dans les prises de décision et le partage des bénéfices qui compte.
Pour toutes ces raisons, le mouvement de l’économie sociale et solidaire, au Québec comme ailleurs, déploie des efforts conséquents pour investir le champ de possibilités qu’ouvrent les avancées technologiques. Au lieu d’utiliser celles-ci pour pousser encore plus loin les logiques de l’entreprise privée néolibérale, la véritable économie collaborative travaille dans l’esprit du partage de la richesse et construit son modèle de développement à travers des valeurs de démocratie, de solidarité et d’inclusion.
(1) « Économie collaborative », Wikipédia, l’encyclopédie libre, 4 février 2016, https://fr.wikipedia.org/wiki/Économie_collaborative.
(2) PRICEWATERHOUSECOOPERS, Consumer Intelligence Series: The sharing economy, avril 2015, 30 p., http://www.pwc.com/CISsharing, p. 5; traduction tirée de Violaine WATHELET, « Et si l’“économie collaborative” n’existait pas? », Analyse, Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises, décembre 2015, 9 p., http://www.saw-b.be/spip/IMG/pdf/a1514_economie_collaborative.pdf, p. 2.
(3) Jules DARMANIN, «Airbnb vaut plus cher que la plupart des grands groupes hôteliers, Le Figaro, 15 juillet 2015. http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2015/06/18/32001-20150618ARTFIG00260-airbnb-vaut-plus-cher-que-la-plupart-des-grands-groupes-hoteliers.php