Ce texte d’opinion a été publié dans Le Soleil, le 20 mars 2021.
Quelle paire de souliers le ministre des Finances du Québec achètera-t-il pour illustrer les priorités budgétaires de son gouvernement? Cette question, qui n’intéresse habituellement que les initiés de la politique et la faune médiatique, risque de prendre une tout autre proportion le 25 mars. Si on se fie à l’opinion majoritaire, c’est avec des souliers «faits au Québec» aux pieds que M. Éric Girard se présentera devant les journalistes.
Et j’ajouterais que les «baskets» du ministre devraient être confectionnées dans le respect des règles écologiques les plus strictes et par une entreprise collective bien ancrée dans sa communauté. Autrement dit, elles devraient provenir d’une entreprise d’économie sociale.
La pandémie de la COVID-19 a mis au goût du jour une nouvelle façon de voir le développement économique. Plutôt que de chercher le profit de quelques-uns, comme ceux à la tête de multinationales ayant pavillon à des milliers de kilomètres de chez nous avec les conséquences que l’on connaît — produits au bilan carbone élevé, conditions de travail discutables, faible préoccupation pour les intérêts des marchés québécois —, les Québécois réalisent qu’il est tout à fait possible et souhaitable de favoriser les entreprises d’ici dans le respect de nos normes écologiques et sociales.
Et justement, il n’y a pas plus local que l’économie sociale.
Les entreprises d’économie sociale sont enracinées dans les territoires. Elles contribuent à ce que les communautés puissent prendre en charge leur propre développement en favorisant leur participation au sein d’une gouvernance démocratique et en mobilisant différemment des ressources privées et publiques en faveur d’un objectif commun. C’est, entre autres, parce qu’elles donnent voix à des acteurs diversifiés que ces entreprises font des choix de gestion différents, faisant d’elles des entreprises particulièrement innovantes et durables.
Et les chiffres parlent d’eux-mêmes : 76 % des entreprises collectives desservent un marché local ou régional, et sont particulièrement présentes dans les communautés plus petites et plus éloignées des grands centres urbains. 75 % sont toujours en activité après 15 ans alors que 80 % des entreprises dites «traditionnelles» mettent la clé sous la porte après seulement dix ans d’activité. L’économie sociale, c’est plus de 11 000 entreprises, partout au Québec, qui embauchent plus de 220 000 employés. C’est 47,8 milliards en chiffre d’affaires et 334,7 milliards en actifs.
Les entreprises collectives sont donc des réponses précises, dynamiques et durables à des besoins et des aspirations locales et constituent des remparts contre la délocalisation de services de proximité et d’emplois. À titre d’exemple, au moment de la faillite du Groupe Capitales Médias, la mobilisation des travailleurs et des citoyens dans plusieurs régions s’est traduite par la création de la coopérative CN2i afin de maintenir ces services d’information essentiels sur la base d’un modèle d’affaires innovant permettant d’assurer leur pérennité. De la même façon, en matière de transport à l’échelle locale et régionale, des initiatives d’économie sociale centrées sur les besoins des usagers expérimentent de nouvelles formules permettant de maximiser l’usage du parc automobile existant pour les résidents et les entreprises locales. À l’échelle nationale, l’émergence de la nouvelle coopérative aérienne TREQ vise à assurer un service interrégional qui a pour objectif premier non pas le maximum de profits par billet vendu, mais bien un service accessible au plus grand nombre.
Toutes ces initiatives constituent autant de maillons essentiels pour maintenir une qualité de vie dans chaque communauté, ce qui constitue un facteur important d’attraction et de rétention de la main-d’œuvre. Et c’est le cas également pour plusieurs autres secteurs économiques. Les centres et services de loisirs, ainsi que les festivals, les structures de tourisme et les entreprises culturelles font partie de l’écosystème économique de l’économie sociale et contribuent à la visibilité et la mise en valeur des atouts naturels et culturels propres à chaque région. Plusieurs jouent plusieurs autres rôles comme favoriser la requalification de travailleurs dans un marché du travail en changement constant.
Bâtir un Québec propriétaire de ses entreprises, soucieux de l’environnement et donnant la priorité au local, c’est le défi du prochain budget du gouvernement du Québec. Et c’est ce que fait tous les jours l’économie sociale. Au cœur de nos régions depuis plus d‘un siècle, elle a pris une nouvelle dimension lorsqu’en 1996, devant une autre crise, celle des finances publiques, le gouvernement de Lucien Bouchard a mis le Québec au défi : penser une nouvelle économie. C’est ensemble que l’on s’est alors donné de nouveaux outils qui ont permis l’accélération d’une économie du «par et pour la communauté» sur tous les territoires. Le gouvernement a le même rendez-vous aujourd’hui. Il peut être à la hauteur de ce legs avec le prochain budget du ministre Girard et s’inspirer du passé pour construire une relance verte, juste et locale.
Cette lettre est signée par Béatrice Alain, directrice générale du Chantier de l’économie sociale.